Le Fleuve

Publié le par Charlotte L.

Le Fleuve

Le fleuve est comme un enfant capricieux. Il est difficile à contenter, il se remplit, se vide, se fâche au gré de ses humeurs vagabondes. On parle beaucoup de la colère de la mer, dans les romans d'aventures que je me plais à lire, de ses vagues meurtrières que l'on appelle d'ailleurs des lames , de ses ouragans soudains et de sa faim jamais satisfaite. Mais l'eau de la mer ne tombe pas du ciel. Enfin pas seulement. Il faut d'abord que toutes ces marées ait goutté, puis ruisselé, coulé, pour finalement se déverser dans le ventre avide des océans. C'est un patient cheminement qui les pousse vers les côtes, depuis leurs sources insignifiantes jusque dans les grandes cascades qui les font rugir et blanchir d'écume. La mer dévore les hommes, mais les méandres du fleuve peuvent lentement les digérer, encore vivants, et les broyer dans ses courants fourbes. La pluie est main aimante aussi bien que cruelle : d'une semaine à l'autre, elle peut engloutir des berges jusqu'à qu'elle disparaisse sous des coudées d'eau boueuse, ou bien les élever comme deux murailles sèches et puantes autour du mince filet sale que peut devenir le cours d'eau si l'ondée se fait désirer. Si le fleuve est trop repu de ruisseaux, il se roule sur lui-même en-dessous de sa surface, et des courants peuvent faire reculer un bateau, le jeter contre une rive ou lui éventrer la coque. Un orage en amont peut ne pas nous avoir éclaboussé, mais les nuages vides au-dessus de nos têtes ne nous soulagent pas : en haute mer, on craint le grain, sur les rivières, on craint la récolte. Il ne faut en général que quelques jours, parfois quelques heures pour que le courant ne charrie sur son dos de grands troncs brisés en pointe d'autant de javelots meurtriers, cahotant sur les flots, heurtant les rochers des rapides pour s'y retrouver coincés et ameutant comme un chien de chasse toute une population de terre, gravier, brindilles et autres débris qui ont vite fait de bloquer tout un fleuve. Le courant est un traître : il peut battre contre les rives à les en creuser, rugir, ruer, se cabrer contre les obstacles qui se mettent sur sa route, emporter avec lui tout ce qui passe à sa portée comme une armée furieuse. Puis soudain il se fait indolent et mou, et la surface du fleuve apparaît comme un limon à l'écoulement lent et bourbeux. L'eau miroite, lisse comme un miroir, à peine troublée par la proue des bateaux. Sa paresse transporte avec autant de nonchalance les embarcations que la vase et la sable, qui ont tôt fait de se rassembler en larges bancs de sables entres deux courbes. Ainsi des îles et des marécages vont et viennent, des marigots et des bras morts clignotent sur les cartes d'une saison à l'autre. La mer n'a rien inventé : toute sa fourberie vient de ses veines et la fureur aigre qui court sous les tempêtes est aussi celle qui gronde sous les boucles tortueuses des fleuves.

 

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